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Thylacine, composer le monde

Depuis dix ans, Thylacine bouscule la scène électronique française en transformant chaque voyage en matière sonore. Entre le Transsibérien, l’Argentine ou la Namibie, William Rezé façonne une œuvre nomade qui interroge notre rapport au temps, au mouvement et au monde.

« I need to move to create. » — Thylacine

Là où tout commence

Né en 1992 à Angers, William Rezé grandit dans un environnement où la musique occupe une place centrale. Il étudie le saxophone au conservatoire et développe d’abord une relation classique à l’instrument, faite de technique et de discipline. Ces années structurent sa sensibilité, lui apprennent à écouter avant de jouer, et nourrissent un goût pour les textures sonores qui deviendra déterminant. Adolescent, il se passionne pour le jazz puis rejoint un groupe de rock-ska. Les concerts régionaux, les petits lieux, l’énergie collective : autant d’éléments qui lui montrent que la musique peut aussi être un terrain de liberté. Cette période marque un basculement. Le saxophone demeure, mais l’électronique s’impose comme une évidence.

Ce langage nouveau lui permet d’explorer, de bricoler, de chercher sa propre forme. Ses études aux Beaux-Arts, qu’il entame ensuite, renforcent ce besoin de décloisonner. L’art visuel, la performance, la notion de dispositif influenceront durablement sa manière de penser la composition. En 2012, il choisit un nom de scène : Thylacine, en référence au tigre de Tasmanie disparu. Un animal fantomatique, dont la mémoire survit par fragments, comme une silhouette entre mythe et réalité. Ce choix n’est pas fortuit : il dit déjà quelque chose de son désir d’habiter les marges, d’arpenter les territoires invisibles, de donner une voix à ce qui n’en a plus.

Le voyage comme méthode

Le véritable point de départ de son esthétique apparaît en 2015 avec Transsiberian, son premier album conçu à bord du train éponyme entre Moscou et Vladivostok. Pendant plusieurs jours, Thylacine enregistre le bruit des rails, les voix, les annonces, les vibrations des wagons, les paysages extérieurs qu’il tente de traduire en rythmiques. Ce voyage devient un studio en mouvement et pose la clé de son langage : une électronique sensible, incarnée, nourrie de sons du réel. L’album impose une signature, à la fois immersive et narrative, où l’on circule plus que l’on écoute. Après ce premier succès, l’idée du studio nomade s’impose durablement.

Pour Roads vol. 1, il traverse l’Argentine dans une caravane Airstream transformée en laboratoire musical. Il y collecte des instruments traditionnels, enregistre des musiciens croisés en route, fait entrer le vent, la rue, les silences vastes du désert dans ses compositions. Le geste n’a rien d’anecdotique : il affirme que la musique électronique peut être documentaire, qu’elle peut porter la mémoire des lieux qu’elle traverse. C’est cette porosité entre l’intime et le paysage qui fait la singularité de Thylacine. Les morceaux se construisent comme des cartographies : lignes mélodiques épurées, pulsations lentes, motifs répétitifs évoquant la marche. Ses influences — de Massive Attack à Moderat, en passant par Four Tet — se devinent, mais n’écrasent jamais sa propre écriture, marquée par un sens du récit et de l’espace.

En 2020, alors que la pandémie immobilise le monde, il décide de voyager autrement. Timeless revisite des œuvres classiques, de Beethoven à Satie, en les réinscrivant dans une temporalité électronique. Ce contre-pied révèle une autre dimension de son travail : la volonté de dialoguer avec le passé pour comprendre notre présent, sans jamais tomber dans le spectaculaire gratuit. Avec Thylacine and 74 Musicians, enregistré en 2024, il pousse plus loin l’idée de l’hybridation. L’électronique se mêle à l’orchestre symphonique, explorant les possibilités d’un langage commun entre machines et instruments traditionnels. Cette recherche d’équilibre, entre organique et numérique, devient son terrain d’expérimentation privilégié.

Une œuvre qui marque son époque

En une décennie, Thylacine s’est imposé comme l’une des figures majeures de la nouvelle scène électronique française. Sa singularité réside moins dans la performance que dans la méthode : composer en déplaçant son propre corps, penser la musique comme une manière de parcourir le monde, refuser l’idée que la création puisse être confinée dans un espace fermé. Les critiques saluent la cohérence de son univers et la précision de ses productions, tandis que son public, fidèle et transgénérationnel, reconnaît dans son œuvre une façon d’échapper à la saturation du quotidien.

Ses concerts, souvent accompagnés de dispositifs visuels immersifs, prolongent cette expérience. Les images, les paysages filmés, les mouvements du voyage viennent compléter la matière sonore. Loin d’un simple décor, ils participent d’une écriture élargie où l’oreille et l’œil se répondent. Dans un contexte culturel dominé par l’instantanéité, Thylacine propose autre chose : une écoute lente, attentive, presque méditative. Sa musique invite à ralentir, à retrouver un rapport sensible au réel. Il incarne une génération d’artistes pour qui l’électronique n’est plus une fin mais un outil, un moyen de capter le monde plutôt que de s’en détacher. Avec Roads vol. 3, conçu en Namibie et publié en 2025, il poursuit cette trajectoire. La chaleur du désert, les voix locales, les rythmes naturels deviennent matière première. Le disque s’inscrit dans la continuité de son œuvre tout en révélant un désir de dépouillement plus grand, une écriture qui tend vers l’essentiel. On y retrouve cette capacité rare : faire de la musique une forme de géographie intime.

Thylacine appartient à cette famille d’artistes qui déplacent les frontières plutôt qu’ils ne les franchissent. Sa musique, profondément ancrée dans le réel, raconte notre époque autrement : par la mobilité, l’attention aux détails, la recherche du lien entre les hommes et leurs paysages. En donnant à entendre le monde dans ce qu’il a de fragile et de mouvant, il construit une œuvre durable, sincère, immédiatement reconnaissable. Son parcours laisse entrevoir une ambition jamais tapageuse : continuer à explorer, à apprendre, à se laisser traverser par ce qui advient. Le voyage, c’est son langage.


Thylacine : Roads Volume 3 (Intuitive records)

En concert le 19 mars 2026 au Zénith de Paris – Infos et billeterie

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