Lemaire ne naît pas d’un manifeste, ni d’un désir de rupture spectaculaire. La marque s’installe progressivement, à distance du bruit de la mode, attentive aux vêtements qui accompagnent la vie quotidienne sans chercher à la diriger. Son geste initial repose sur une économie du regard et du geste, une volonté de faire moins, mais de le faire avec justesse.
L’histoire de Lemaire commence à Paris, à la fin des années 1990, dans un contexte où la mode occidentale sort d’une décennie marquée par l’excès, la vitesse et la démonstration. Christophe Lemaire, formé à l’École supérieure des arts appliqués Duperré, a déjà traversé plusieurs expériences dans le système de la mode française lorsqu’il fonde sa propre marque. Son regard est alors celui d’un créateur attentif aux usages, peu intéressé par la narration spectaculaire ou la construction d’une image forte à court terme.
Très tôt, son travail se distingue par une retenue assumée. Là où d’autres cherchent la signature immédiatement reconnaissable, Lemaire privilégie une forme de neutralité. Le vêtement n’est pas pensé comme un signe, mais comme un élément du quotidien, destiné à durer, à s’user, à se transformer avec celui ou celle qui le porte. À partir de 2010, l’association avec Sarah-Linh Tran marque une étape décisive. Ensemble, ils structurent la marque autour d’un projet clair, fondé sur le temps long, la cohérence et une relation exigeante au réel.
L’impulsion
L’impulsion fondatrice de Lemaire tient dans un refus. Refus de la mode comme spectacle permanent. Refus de la nouveauté comme valeur en soi. Refus de la surenchère visuelle qui transforme le vêtement en image avant même qu’il ne soit porté. Ce refus n’est jamais frontal ou revendicatif. Il se manifeste par un retrait, par une manière de se tenir à distance du flux dominant.
Dans cette posture, le Japon occupe une place essentielle, même lorsqu’il n’est pas explicitement cité. La culture japonaise du vêtement (un point commun avec Maison Kitsuné), avec son attention au geste, à la matière, à la répétition et à l’usage, constitue un horizon implicite pour Lemaire. On y retrouve une même valorisation du silence, du temps long, de la patine. Le vêtement n’est pas conçu pour produire un effet immédiat, mais pour accompagner une vie entière. Cette sensibilité irrigue l’ensemble du projet, sans jamais devenir un discours.
Le premier geste
Les premières collections de Lemaire s’installent dans un vocabulaire volontairement restreint. Manteaux, chemises, pantalons, vestes : des pièces fondamentales, débarrassées de tout superflu. Rien n’est conçu pour devenir iconique. Les formes sont simples, mais jamais pauvres. Elles sont pensées pour fonctionner dans la durée, pour se répéter d’une saison à l’autre sans perdre leur pertinence.
Ce premier geste est décisif. Il affirme que la mode peut exister sans provoquer, sans séduire immédiatement. Le vêtement devient un outil, au sens le plus concret du terme. Il protège, il enveloppe, il accompagne le mouvement. Il n’impose ni posture spectaculaire ni identité préfabriquée. Lemaire pose ainsi les bases d’un vestiaire qui se construit par ajustements successifs, par légères variations, plutôt que par ruptures.
L’identité en formation
Au fil des années, l’identité de Lemaire se précise sans jamais se durcir. Les volumes deviennent plus lisibles, les couleurs se stabilisent autour de tonalités sourdes, les matières gagnent en densité. Le travail de répétition est central. Certaines formes reviennent d’une saison à l’autre, légèrement modifiées, comme pour éprouver leur résistance au temps. Cette constance participe pleinement de la dimension anti-mode du projet.
Avec Sarah-Linh Tran, Lemaire assume de plus en plus clairement cette position. La marque ne cherche pas à suivre le rythme effréné du système, mais à imposer le sien. Le vêtement ne répond pas à une saison, mais à un usage. Cette posture attire un public précis, sensible à une élégance non démonstrative, à une forme de rigueur silencieuse. Peu à peu, Lemaire devient identifiable non par un signe fort, mais par une cohérence globale.
Le vêtement au moment de sa naissance
Porter Lemaire des premières collections, c’est accepter une forme d’effacement. Le vêtement ne cherche pas à signaler une appartenance, ni à affirmer un statut. Il se fond dans le quotidien, accompagne le corps sans le contraindre. Les silhouettes sont calmes, presque anonymes, mais jamais neutres. Elles dégagent une impression de justesse, de maîtrise tranquille.
Cette manière de porter le vêtement transforme subtilement le rapport au style. Il ne s’agit plus de se distinguer, mais de se sentir à sa place. Lemaire propose une relation apaisée au vêtement, où l’élégance naît de l’usage plutôt que de la démonstration.
Le geste initial de Lemaire réside dans cette décision rare : ralentir. Ralentir la mode, réduire le vocabulaire, privilégier la cohérence à l’effet. En inscrivant le vêtement dans le temps long, en s’inspirant d’une culture du geste et de la retenue, la marque construit une anti-mode exigeante, profondément contemporaine. Une mode qui ne cherche pas à occuper l’espace, mais à l’habiter avec justesse.










